Entretien avec 3 médecins algériens, 3 générations différentes, le même engagement, avec 20 ans d’écart

NABNI :

Bonjour, pourriez-vous vous présenter ?

Professeur Grangaud :

Je suis né à Alger en 1938 et je n’ai pratiquement jamais quitté le territoire national. J’ai fait toutes mes études à Alger aussi bien mes études secondaires que mes études de médecine où j’ai passé mon internat en 1960.

Entre 1954 et 1962 je faisais partie des scouts protestants et durant cette période j’ai beaucoup travaillé avec les scouts musulmans avec qui j’ai développé une solidarité de telle sorte qu’au fond je me suis retrouvé dans la même mouvance.

En février 1963 j’ai effectué mon service militaire à l’amirauté d’Alger. J’ai repris mes activités civiles en novembre 1963. J’ai rejoints le service de pédiatrie de l’hôpital Parnet en 1965, où j’ai passé les concours d’assistanat puis d’agrégation.

En 1970 j’ai obtenu le poste de chef de service de pédiatrie de l’hôpital de Beni Messous où j’y suis resté 14 ans jusqu’en 1984. Puis en 1985 après avoir rejoint le CHU EST (Hôpital Parnet – Alger) où j’ai occupé le poste de Directeur des Activités Pédagogiques et Médicales en parallèle de la chefferie de service pédiatrique de l’hôpital de Aïn Taya à l’est d’Alger.

En 1994 j’ai rejoint le Ministère de la santé où je me suis occupé de la santé de la mère et de l’enfant avant d’y être Directeur de la prévention et j’y suis resté en tant que conseiller du ministre jusqu’en 2005.

Actuellement je suis en retraite mais je participe à beaucoup de comités, de groupes de travail et de réflexion sur la santé.

Dr Meziani :

Je m’appelle Dhoul Fikhar et je suis médecin généraliste depuis 1999.

Dr Ouzzir :

Je m’appelle Nadia, je suis résidente en dernière année de spécialisation en oncologie médicale, je travaille au Centre Pierre et Marie Curie d’Alger.

NABNI :

Médecin, une vocation ? Un hasard? Pourquoi cette carrière?

Professeur Grangaud :

C’est assez particulier. A l’âge de 15 ans je voulais être pasteur, puis médecin missionnaire, puis je me suis dit pourquoi ne pas être médecin tout court. Donc j’ai fait mes études médicales comme ça, mais il était vrai que c’était une vocation car j’aimais soigner les gens et j’étais très attiré par la pédiatrie. Quoi que j’ai failli être neurochirurgien.

Dr Meziani :

C’est un peu par hasard, après un bac sciences, je voulais faire des études scientifiques où il y aurait de la recherche et un gros contact humain, je me suis donc naturellement orienté vers la médecine.

Dr Ouzzir :

Ma mère y tenait beaucoup, j’aimais (et j’aime toujours) les sciences naturelles, je n’y voyais donc pas d’objection… En troisième année de médecine, j’ai eu mes premiers contacts avec des malades, j’ai alors compris que j’aimais ce métier. J’aime les gens, et, l’intensité de la relation médecin-patient est unique, je rencontre des personnes différentes, qui me livrent leurs parcours, leurs joies et leurs souffrances : c’est un honneur et une grande responsabilité, lorsque j’arrive à les soigner ou du moins à les soulager… C’est dur à décrire, je me sens exister, j’ai une raison d’être… En plus, la gravité de mon métier me fait garder les pieds sur terre, et prendre conscience de l’essentiel, les tracas du quotidien semblent tous petits!

NABNI :

A quoi ressemblait une de vos journées?

Professeur Grangaud :

Dans les années 1970, j’avais pris le service de Beni Messous, ma journée commençait tôt le matin à 7h30, par la rédaction sur ma vieille machine à écrire, des questions quotidiennes auxquelles devaient répondre les étudiants après le rapport de garde qui se tenait à 8h30. Après c’était la journée classique : Visite, consultation,…
La tradition voulait qu’il se fasse une remise de garde à 16h00 où tout le monde devait être présents et souvent, après, je continuais à travailler tard dans le service.

Dr Meziani :

De mon temps, de la folie ! Au service à 7h30 du matin, visite avec le staff et le grand patron en personne, 9h00 – 13h00 : Les consultations aux urgences, avec leurs lots de cris, de bagarres, de pleurs, de frustrations : Pas ou peu de moyens pour soigner, des locaux exigus, un plateau technique délabré (Pas de radio, pas de labo, pas même de compresses ou de seringues, et la liste était longue…) 14h00 – 16h00 : Soins dans les services, rédaction et mise à jour des dossiers, de la paperasse quoi ! Après 16h00 c’était soit la sortie vers 17, 18 heures, soit la garde qui commençait avec une boule au ventre : Aurais-je les moyens de soigner une vraie urgence si elle se présentait à moi ?

Dr Ouzzir :

J’arrive le matin, je mets une demi-heure à stationner (il n’y a pas de places réservées pour les jeunes médecins), je rejoins mon bureau que je partage avec 14 autres résidents, je vois mes patients qui sont programmés pour chimiothérapie, entre 5 et 10 selon les jours : examen clinique, bilans, radio, évaluation, discussion avec mes collègues sur les options thérapeutiques, information des patients sur leur maladie et le déroulement du traitement, surveillance. Je vois les urgences lorsqu’il y en a, ça prend toute la matinée et une partie de l’après-midi, je déjeune rarement avant 15h, je quitte le service entre 16 et 17h, le temps de noter les rapports sur les dossiers. Chaque résident fait en moyenne deux gardes par mois.

NABNI :

Qu’est-ce qui vous plaît, qu’est-ce qui vous pèse dans ce métier?

Professeur Grangaud :

Etre astreint régulièrement à la garde ce n’est pas particulièrement drôle mais en parallèle c’était tellement motivant, car le principe de la garde c’est d’apprendre et d’exercer son métier. Par contre Il n’y a rien de plus beau que de récupérer un enfant qui était dans un état critique et de le voir retrouver ses activités et son sourire, cela n’a pas de prix.

Dr Meziani :

Ce qui me plaisait et qui me plaît toujours, c’est le contact humain, c’est cette sensation d’extrême satisfaction quand on arrive à soulager quelqu’un qui souffre et qui a mal, c’est se sentir utile pour son prochain, utile pour la société.

Qu’est ce qui me pesait dans les années 90 ?? Surtout le manque de moyens, il fallait demander au patient ou à sa famille de ramener, à leur charge, des choses aussi basiques que des compresses ou du désinfectant… Ca déchirait le cœur surtout quand on avait en face des personnes de condition modeste. Il nous est arrivé à plusieurs reprises d’alimenter la pharmacie des urgences de nos poches. (Réponse des responsables de l’époque : Allah Ghaleb, on n’a pas de moyens pour acheter!). Dingue non ?

Dr Ouzzir :

Le manque de moyens et de bonne volonté… c’est très fatigant de trouver « le moyen de moyenner », de se « débrouiller » tous les jours… Notre service reçoit des patients de toute l’Algérie, il est saturé, nous manquons de place pour examiner les patients dans l’intimité, le couloir du service est souvent « inondé » de patients et parents de patients hagards car mal orientés, les infirmiers sont dépassés car ils préparent eux-mêmes les chimiothérapies avant de les administrer sans aucune protection !!! Enfin la liste des problèmes serait trop longue à détailler… Il est dur d’exercer dans de telles conditions… Le risque majeur est de devenir blasé.

NABNI :

Pour vous, quelles sont les qualités requises pour exercer votre métier?

Professeur Grangaud :

Il y a d’abord, et je l’ai appris au fur et à mesure, être capable de réagir en face du malade.

Humainement la qualité principale c’est le contact avec le patient, en pédiatrie c’est assez particulier car il y a le contact avec l’enfant et avec les parents. C’est très important d’échanger un regard avec l’enfant surtout les tout petits et de les appeler par leur prénom car cela permet de lier une relation qui est primordiale.
Et surtout, surtout, respecter les gens.

Dr Meziani :

L’humanisme, savoir écouter son prochain et je me permets d’y ajouter une qualité indispensable qui n’est malheureusement pas enseignée à la fac de médecine : C’est la « Débrouille » : Etre capable de soigner avec deux bouts de ficelle et un morceau de sparadrap.

Dr Ouzzir :

Empathie, sang froid, communication, bonnes manières, modestie, sourire, et surtout sens de l’humour.

NABNI :

Quelles perspectives d’avenir pour ce métier, d’après vous?

Professeur Grangaud :

Je vous dirais, je pense, qu’il faudrait absolument que l’on s’intéresse au médecin généraliste. Aujourd’hui, le diplôme obtenu, le médecin généraliste est le plus souvent affecté dans une structure publique et après on ne s’en occupe plus tellement. Il est nécessaire que l’on leur assure des formations et que l’on leur ouvre des voies pour progresser dans leur pratique et leur permettre de franchir des étapes. A ce niveau, il y a toute une réflexion à monter.

Actuellement, je suis dans un groupe qui réfléchit à aux problématiques du cancer en Algérie, il nous est apparu que le médecin généraliste, suffisamment formé doit être une articulation majeur dans ce système pour assurer le suivi de ces patients, car il est en première ligne du système de santé.

Dr Meziani :

C’est désolant de voir que depuis quelques années une médecine à deux vitesses semble s’installer en Algérie : Celle des nantis ayant accès aux dernières technologies aux derniers traitements et celle de tous les autres, obligés d’aller à l’hôpital faire la queue dans l’attente d’un hypothétique traitement s’il est disponible. A mon avis, il serait plus que nécessaire de remettre à niveau le secteur public pour qu’il dispense des soins de qualité pour tous les Algériens … N’’oublions pas que se soigner reste un droit fondamental, quelle que soit la situation sociale ou géographique du patient.

Dr Ouzzir :

Il faut qu’il y ait un véritable sursaut dans ma profession, le médecin algérien est descendu dans l’estime des citoyens, et pour cause, le manque de moyens et l’état de nos structures de soins nous sont souvent imputés : nous sommes en première ligne d’un système de santé complètement défectueux ! De plus, le comportement de certains de mes confrères aggrave cette perception d’un médecin incompétent et insensible. La santé est l’affaire de tous : autorités, personnel de santé, société civile … Tout le monde doit prendre conscience de la gravité de la situation, et contribuer à ce sursaut !

NABNI :

Quelle est selon vous la mesure santé du rapport NABNI 2012 ou NABNI 2020 qui vous semble prioritaire à mettre en œuvre ? Pourquoi? Et en quoi vous serait-elle utile concrètement (dans votre quotidien) ?

Professeur Grangaud :

A mon avis, la mesure la plus importante à mettre en œuvre c’est l’accueil. Si vous prenez tous les cas de figure en Algérie, vous verrez que les patient sont mal accueillis et mal informés. C’est la dessus qu’il faut jouer et il faut le faire avec l’ensemble du personnel de santé
Par ailleurs, il est aussi fondamental que les gestionnaires soient au niveau, formés et motivés au métier de manager de la santé, encadrés par une définition nette des tâches auxquelles ils seront confrontés.

Dr Meziani :

Toutes les mesures proposées sont excellentes et toutes indiquées vu l’état de notre système de santé, mais si je n’en avais qu’une à choisir, ce serait la N°26 du rapport NABNI 2020 : « Evaluer et contrôler la qualité des soins et de la performance » : Il est plus que primordial que le patient se réapproprie sa santé, qu’il s’implique dans l’évaluation des prestations qui lui sont prodiguées et qu’il puisse le cas échéant faire valoir ses droits à une prise en charge de qualité.

A mon avis, sans évaluation objective et continue, il est impossible de s’améliorer.

Dr Ouzzir :

Par ordre décroissant : 1. Contrôle et évaluation, 2. Formation, 3. Décentralisation.

NABNI :

Avez- vous des conseils à donner aux étudiants qui souhaitent devenir médecins ?

Professeur Grangaud :

Il est primordial, qu’ils apprennent à travailler ensemble, car actuellement les principaux maux de la santé sont essentiellement dus à un éclatement de plus en plus marqué des différentes compétences qui la composent. Les gens ont perdu l’habitude de travailler ensemble.

Dr Meziani :

Pour moi, être médecin est plus une vocation, un sacerdoce, qu’un simple métier. Si vous aimez votre prochain, si vous êtes capable de l’écouter, de le soulager, vous êtes faits pour être médecin, tout le reste s’apprend.

Dr Ouzzir :

Chemin long et semé d’embûches, destination incertaine… Etre sûr de sa vocation, ne pas faire ce choix pour le prestige !

NABNI :

Avec le recul, est ce que vous re-signez ?

Professeur Grangaud :

Oh oui ! (Rires)

Dr Meziani :

Sans hésiter !

Dr Ouzzir :

Je ne sais pas…

NABNI :

MERCI !